XVII
Bolitho s’acharne

Herrick hésita devant le paravent et observa un instant Bolitho ; il avait dû s’endormir à son bureau, le front sur ses bras croisés. La lanterne accrochée aux barrots se balançait en cadence, jetant l’ombre de sa tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme si c’était lui qui bougeait et non le navire.

— C’est l’heure, commandant.

Herrick posa la main sur l’épaule de Bolitho ; à travers le tissu de sa chemise, la peau de l’officier était chaude, brûlante. Herrick déplorait vivement de devoir le déranger, mais il n’aurait su risquer de lui déplaire, surtout ce matin-là.

Bolitho redressa la tête et se frotta les yeux :

— Merci.

Il jeta des regards autour de la pièce sombre, puis par les fenêtres noires où ne se réfléchissaient que les lumières de la cabine.

— L’aube sera là dans une demi-heure, commandant. J’ai fait donner leur petit déjeuner aux hommes, selon vos ordres. Un repas chaud et un coup de rhum pour faire descendre. Le cuisinier éteindra les feux de la cambuse dès que j’en donnerai l’ordre.

Il se tut, agacé par l’irruption d’Allday qui entra dans la cabine avec une cafetière fumante.

Bolitho étira les bras et commença à boire son café, fort et amer. Il imaginait ses hommes en train d’engloutir leurs rations supplémentaires de porc ou de bœuf salé et de s’envoyer des bourrades en plaisantant à propos de la distribution inattendue d’alcool. Il avait dormi comme une souche, et le remue-ménage du bateau qui s’éveillait ne l’avait en rien dérangé. Pour certains, sinon pour tous, cette journée serait la dernière.

— Dois-je faire chercher Hugoe, commandant ?

Allday lui versa une deuxième tasse de café. Il était déjà descendu de son hamac depuis un bon moment ; à la cambuse, il s’était procuré de l’eau douce pour raser Bolitho et semblait parfaitement frais et dispos.

— Non.

Bolitho se frottait vigoureusement les bras ; il avait froid, mais la fine pointe de son esprit était parfaitement acérée, comme après une nuit franche dans son lit, à Falmouth :

— On a besoin de lui au carré des officiers.

Allday fut amusé par cette réponse, il savait que la vraie raison était tout autre :

— Très bien. Je vais vous chercher votre petit déjeuner.

Bolitho se leva et s’avança jusqu’aux fenêtres d’étambot :

— Je ne pourrai rien avaler aujourd’hui.

— Mais il le faut, commandant !

Sur un signe impérieux de Herrick, Allday quitta la cabine.

— Ce n’est pas de sitôt que nous aurons l’occasion de manger à nouveau.

— Certes.

Bolitho observait l’eau sous la voûte ; seuls quelques reflets discrets permettaient d’apprécier la direction du courant. La vitesse à laquelle l’aube se levait le surprenait tous les matins. Plus d’un à bord eût souhaité que ce jour-là ne se levât jamais.

— Si nous échouons aujourd’hui, Thomas, commença-t-il doucement…

Mais il resta à mi-chemin de sa phrase. S’il lui répugnait de confier ses craintes à Herrick, il désirait en revanche lui dire le prix qu’il attachait à leur amitié, la force qu’il en tirait.

— Pour l’amour du ciel, commandant, protesta Herrick, il ne faut pas dire des choses pareilles !

Bolitho se retourna vers lui :

— J’ai mis une lettre dans le coffre, pour vous. Si je tombe, continua-t-il en levant une main, sachez que j’ai pris certaines dispositions en votre faveur.

Herrick s’élança vers lui et s’exclama :

— Pas un mot de plus, commandant ! Je… je refuse !

— A votre guise, répondit Bolitho avec un sourire.

Il se mit à faire les cent pas dans la cabine :

— J’aimerais qu’il fasse aussi frais toute la journée ! Une bataille navale est assez éprouvante. S’il faut en plus compter avec l’acharnement du soleil…

Herrick était incapable de soutenir son regard. Bolitho grelottait de tous ses membres : le manque de sommeil, l’épuisante équipée à bord du cotre.

— Je demande l’autorisation de me retirer, commandant, conclut Herrick.

— Accordé. Nous ferons branle-bas de combat dès que le repas sera terminé.

La satisfaction de Herrick était manifeste. Bolitho attendit qu’il fût sorti, puis s’assit et se mit à repasser tous ses projets, améliorant une disposition, corrigeant un détail.

Il se versa une troisième tasse de café et se livra mentalement à une inspection de son navire. Deux canots de garde tournaient en permanence autour de la frégate tandis qu’à terre, Prideaux avait désigné des patrouilles qui sillonnaient la plage et le promontoire. Il faudrait rembarquer ces dernières au jour. Le Tempest manquait de bras, alors que l’ennemi… Il eut un nouveau frisson et acheva sa moque de café. L’ennemi… Qu’il était facile d’utiliser ce mot ! Le souvenir des matelots français vus lors de sa visite sur le Narval lui revint en mémoire. À force d’être soumis à des traitements si cruels, ils se seraient probablement mutinés de toute façon, et révoltés contre le sadisme de De Barras. Le soulèvement qui secouait la France donnait plus ample matière à leur vengeance. Qu’est-ce qu’une bataille, si la liberté est à ce prix ?

Bolitho essaya de se représenter Tuke mais son imagination rebelle revenait toujours à la cicatrice livide sur l’épaule de Viola. C’est donc à elle qu’il se mit à penser, jusque dans les détails les plus intimes, comme s’il craignait que quelque chose se fût déjà effacé de sa mémoire. Allday apporta le petit déjeuner mais ne dit rien quand Bolitho le poussa de côté. Il le rasa en silence, sortit du coffre une chemise propre comme il avait vu faire Noddall tant de fois. Le silence régnait sur la frégate ; seuls les mouvements paresseux du mouillage et le grincement de quelque membrure venaient troubler ce calme. La lumière commençait à pénétrer par les fenêtres et par le damier de l’écoutille. Bolitho enfila son habit et eut une grimace quand il s’aperçut dans le miroir de la cloison. À la blafarde lueur de l’aurore, il était bien pâle. Par contraste, les parements dorés de son habit et de son haut-de-chausses scintillaient dans la pénombre.

— Nous sommes passés par là un certain nombre de fois, commandant, lui dit tranquillement Allday, mais je ne m’y habituerai jamais, conclut-il en regardant au-dessus d’eux, par l’écoutille.

On entendait tout un remue-ménage de pieds nus sur la dunette.

— Moi non plus, répondit Bolitho.

Il se sentait bien d’avoir endossé son habit, pour se protéger du froid jusqu’à ce que le soleil se lève à nouveau au-dessus des îles.

La porte de la cabine s’entrouvrit et l’aspirant Fitzmaurice hasarda son visage camus à l’intérieur :

— Vous avez les respects du second, commandant ; il souhaite faire branle-bas de combat, avec votre permission.

Bolitho hocha la tête, il appréciait que la demande fût faite dans les formes :

— Transmettez mes compliments à M. Herrick. Dites-lui que je suis prêt.

Quelques instants plus tard, le silence vola en éclats : les sifflets résonnaient, on galopait dans les coursives, la bataille se préparait. Aux yeux d’un terrien, le navire aurait semblé en proie au chaos.

Le roulement des deux tambours sur la dunette résonnait dans la baie, jusqu’au comptoir, et plus loin, vers le village, aux oreilles des sentinelles lasses sur le promontoire ; le fusilier marin blessé, Billy-boy, auquel on avait assigné une tâche particulière à terre, les entendit aussi.

L’écho parvint également jusque dans la hutte où gisait, solitaire, une fille aux yeux fous dont l’esprit avait fait naufrage mais dont la mémoire gardait précieusement le souvenir de Viola, la seule qui l’eût aidée et protégée.

Le premier rayon de soleil toucha la tête de mât de perroquet du Tempest et mit une touche dorée au guidon blanc qui s’y agitait mollement.

Herrick salua en touchant son bicorne :

— Branle-bas de combat effectué, commandant !

En dépit de son équipage réduit, il avait eu la fierté d’exécuter cette manœuvre complexe en moins de quinze minutes.

Bolitho s’avança jusqu’à la rambarde de dunette et regarda les hommes silencieux. La remarque d’Allday – « Nous sommes déjà passés par là un certain nombre de fois » – lui revint en mémoire, ainsi que sa réponse.

Ces silhouettes immobiles, ces hommes accroupis çà et là sur la dunette, allaient-ils répondre à son appel, le moment venu ? De Barras était-il encore vivant ? Que lui était-il arrivé quand toute cette haine latente avait explosé en mutinerie ?

— Holà ! Du pont ! Navire en vue dans l’est, au mouillage, commandant !

Bolitho s’avança jusqu’aux bastingages, les mains dans le dos. Toujours le même navire : un appât peut-être, pour l’attirer dans un nouveau piège. Ou encore un chien de garde, une sentinelle vigilante postée là tandis que d’autres préparaient la véritable attaque. Il était trop tôt pour faire un pronostic.

Il vit Fitzmaurice qui donnait ses instructions à l’équipe des signaleurs. Comme cet aspirant avait changé ! Et il n’était pas le seul : Swift descendait le pont de batterie aux côtés de Borlase tandis que Keen, debout à l’arrière, s’occupait des pièces de six livres sur la dunette. Bolitho aperçut également Pyper, plié en deux par les souffrances que lui causaient ses brûlures dues au soleil et au sel ; il était debout sur le gaillard avec les servants des caronades.

Il entendit Jenner, l’Américain, s’adresser à un autre matelot ; Bolitho, d’instinct, s’attendait à trouver Orlando à ses côtés. Il eut un frisson : les garçons devenaient des hommes, et les hommes sombraient dans l’oubli.

La vigie en tête de mât lança un nouvel appel :

— C’est une goélette, commandant !

Le point d’observation était parfait, le soleil se levait derrière le Tempest, qui restait dans l’ombre, et éclairait directement l’ennemi.

— Nous saurons bientôt à quoi nous attendre, lança Bolitho.

— Oui, commandant, répondit Herrick, de l’autre côté de la dunette.

Il devait hausser le ton pour se faire entendre :

— Cette goélette vaut-elle vraiment la peine d’engager le combat ?

Comme ils s’y attendaient tous les deux, sa remarque souleva quelques rires.

Bolitho se retourna et vit Ross qui le surveillait attentivement :

— Montez dans les hauts avec une longue-vue, monsieur Ross. Prenez votre temps. Examinez cette goélette comme vous n’avez jamais examiné un bateau de votre vie.

Il le regarda s’élancer sur les bastingages et grimper avec agilité dans les enfléchures de grand mât ; la longue-vue dansait à son épaule comme la carabine d’un braconnier.

Puis Bolitho leva les yeux vers le guidon en tête de mât. Pendant la nuit, le vent avait reculé et soufflait assez régulièrement du nord-ouest. La baie était bien abritée, mais la goélette pouvait difficilement s’aventurer à l’intérieur du lagon : elle risquait de s’échouer, car elle devrait alors mouiller exactement dans le lit du vent.

Tout devait se jouer sur place. Hardacre avait conjugué son expérience avec celle de Lakey, et il était parfaitement impossible de lancer une attaque par voie de terre en débarquant sur l’autre côté de l’île, qui n’offrait aucune plage permettant un débarquement sûr ; par ailleurs, une attaque d’indigènes hostiles, peu vraisemblable vu les promesses de Tinah, aurait requis le triple des forces dont Tuke et ses comparses disposaient.

Les rayons du soleil gagnaient progressivement les vergues et les voiles supérieures ; les collines dominant le comptoir sortaient de l’ombre, comme si elles flottaient au-dessus du monde.

Ross, ancien maître principal promu lieutenant par intérim, avait atteint son perchoir et commençait son rapport :

— Ils affalent une embarcation, commandant.

Au bout de quelques longues minutes, il continua :

— Leur canot se dirige vers le récif !

L’indignation ne faisait que renforcer son accent écossais :

— Sous pavillon de parlementaire, quel culot !

Bolitho échangea un regard entendu avec Herrick : le premier assaut allait commencer.

 

L’embarcation hissa un semblant de voile dès qu’elle eut débordé la muraille de la goélette ; à peine fut-elle en route que Bolitho comprit leur intention : ils voulaient franchir le récif et pénétrer dans le lagon.

— Ma guigue, Allday.

Bolitho échangea un regard avec Herrick tandis que les différents membres de l’équipage accouraient de leurs postes de combat :

— Je ne veux pas qu’ils sachent à quel point nos forces à terre sont clairsemées ; envoyez un signal au détachement et dites-leur de passer à l’action plus rapidement que je ne l’avais prévu.

Évidemment, Herrick se disposait à élever des protestations ; Bolitho l’arrêta d’un geste et bondit dans la guigue, tout à sa hâte de partir :

— Doublez la cadence !

Il s’accrocha au plat-bord tandis que les pelles mordaient l’eau ; la frêle embarcation bondit sur la vague comme un dauphin heureux.

— Mon Dieu, dit Allday, regardez-les !

Il eut un gloussement :

— Ils viennent d’apercevoir le Tempest !

Le canot avait ralenti son approche ; après une pause très brève, il reprit sa progression en direction des rouleaux qui brisaient sur le récif.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient, Bolitho découvrait un équipage hétéroclite composé essentiellement de barbus aussi sales que leur esquif. Ils étaient armés jusqu’aux dents et le contraste avec le pavillon blanc en lambeaux qu’ils avaient hissé à leur mât n’en était que plus flagrant.

— Dites-leur de mettre en panne, ordonna Bolitho. Ils sont assez près comme ça.

Allday les héla et les deux embarcations, les avirons hors de l’eau, tombèrent en travers de la lame et se mirent à rouler dangereusement.

Un homme massif, portant la barbe et deux cartouchières avec ses pistolets, se leva et mit les mains en porte-voix : son accent était anglais, mais ce n’était certainement pas Tuke.

Bolitho regretta de ne pas avoir avec lui sa longue-vue, quoique l’usage de cet instrument à bord de la frêle embarcation eût été rendu malaisé par les violents mouvements de tangage et les nausées qui l’assaillaient.

— Alors, toujours vivant, commandant ? lança une voix grossière.

C’étaient, à peu de chose près, les propres mots de Raymond.

Bolitho leva une main, ses yeux coulaient à cause du pâle soleil matinal.

— Ceci est un dernier avertissement, continua l’homme. Rembarquez vos gens et allez au diable ! Nous prenons possession de cette île : si vous opposez la moindre résistance, nous vous détruirons.

À ces mots, l’équipage de la guigue commença à gronder de colère.

Bolitho se leva avec précaution, il s’appuyait de la main sur l’épaule d’Allday.

— Quel est votre pavillon ? cria-t-il. Allez-vous hisser votre propre torchon ou vous cacher derrière les couleurs françaises ?

En dépit du tonnerre des rouleaux sur le récif, ils entendirent une rumeur de voix confuses s’élever dans l’autre canot.

— Nous avons le Narval ! hurla l’homme. Nous vous ferons payer votre insolence, commandant !

Il brandit le poing et son équipage contraignit un homme à se lever à côté de lui.

Un instant, Bolitho pensa qu’il pouvait s’agir de De Barras, puis il identifia un jeune lieutenant aux bras entravés et au visage noir d’hématomes : la preuve vivante de leur victoire ; Bolitho regarda ses nageurs, ils étaient aussi incrédules qu’horrifiés.

— Relâchez-le, cria Bolitho. Il n’est pour rien dans tout cela, et vous le savez !

L’homme éclata d’un rire sardonique qui leur parvint déformé par le vent du large :

— Vous n’avez pas entendu parler de la Révolution ? demanda-t-il avec un grand signe du bras. Ces garçons, eux, ont de bonnes raisons d’être au courant, n’est-ce pas ?

Ainsi Tuke avait détaché quelques matelots français sur chacun de ses navires. C’était plus sûr pour lui. Une fois les officiers français morts ou aux fers, Tuke avait pris personnellement le commandement du Narval. Il n’avait pas dû beaucoup se faire prier. Il gardait de son passé de pirate une expérience digne d’un officier de la Marine royale.

— Ils vont le tuer, commandant, souffla Allday.

Il parlait encore qu’un matelot de l’autre embarcation empoigna le lieutenant par les cheveux et lui renversa la tête en arrière ; les yeux du malheureux brillaient au soleil, son visage était tordu par la souffrance et la terreur. On vit l’éclair d’un couteau en travers de la gorge du Français, le geste fut si rapide que celui-ci s’effondra sans un cri ni un geste. Le cadavre fut basculé par-dessus bord et laissa une traînée sanglante sur le bordé du canot.

— Un pistolet ! ordonna Bolitho. Ce n’est pas une façon de se comporter sous pavillon de parlementaire !

Il fit feu mais manqua sa cible. Le temps de recharger, l’embarcation était déjà hors de portée.

Une puissante détonation leur parvint soudain du large ; quelques secondes plus tard, une lourde gerbe s’élevait entre le récif et le promontoire, soulignée par un large cercle d’écume blanche.

— Retour au navire !

Bolitho, cramponné au plat-bord, essayait de maîtriser la rage qu’il sentait monter en lui. Ainsi, ils avaient essayé de l’attirer dehors, avant qu’il ne connût la puissance exacte de son ennemi.

La guigue revint à la frégate comme une flèche ; Bolitho regardait le comptoir dont les défenses lui parurent brusquement bien chétives, face à la puissance de feu qu’il venait de constater.

Les rares occupants y avaient allumé des feux en nombre impressionnant pour donner l’illusion d’une force d’occupation bien supérieure. On avait même disposé au-dessus des palissades quelques tuniques rouges qui, à cette distance, pouvaient passer pour des sentinelles.

Une défense en trompe-l’œil, en somme. Un autre boulet leur passa au-dessus de la tête avec un long gémissement et alla s’écraser sur les rochers au pied du promontoire.

Quand il arriva sur la dunette du Tempest, Bolitho y trouva Herrick qui, longue-vue en main, observait leur adversaire. Ce dernier était hors de portée des pièces de douze du Tempest, mais sa lourde artillerie bombardait la terre ferme sans difficulté. Dès qu’ils y verraient suffisamment clair, ils allaient commencer un bombardement en règle.

— Des pièces de vingt-quatre, au moins, commandant, observa Herrick. J’imagine que ce sont celles de l’Eurotas.

Inquiet, il regarda Bolitho :

— Ces gredins, dans le canot, m’inquiétaient. Ils auraient pu ouvrir le feu sur vous.

Crac ! Bolitho entendit un autre boulet s’écraser dans les arbres de l’autre côté de la baie, un groupe d’oiseaux s’égailla en caquetant sa rage.

— Il va nous falloir lever l’ancre, insista Herrick. S’ils nous prennent pour cible, ils peuvent nous démâter, nous raser comme un ponton : nous serions réduits à l’état de batterie flottante.

Bolitho ôta son bicorne et s’épongea le front. C’était précisément là l’intention de l’ennemi : l’attirer dehors pour qu’il laissât la baie sans défense. La goélette n’était sans doute pas aussi bonne marcheuse que le Tempest, mais elle était plus manœuvrante et pouvait le distancer sans difficulté au milieu de ce fouillis d’îlots et d’écueils.

Bolitho regarda en l’air le guidon de tête de mât ; le vent tenait toujours, du nord-ouest. Il prit une longue-vue et s’approcha des bastingages : il cherchait à évaluer le danger et ce qu’il pouvait demander à ses hommes.

— Envoyez un message à terre, lança-t-il par-dessus son épaule. Quand nous donnerons le signal, qu’ils allument le feu.

Il entendit Herrick soupirer et reprit, comme pour s’excuser :

— Oui, je sais… C’était notre dernier espoir : nous devons mettre la charrue avant les bœufs.

Il appuya de nouveau sa lorgnette contre les hamacs du bastingage et la braqua sur la goélette au mouillage.

À cet instant, un panache de fumée jaillit du gaillard, elle avait tiré un nouveau coup de canon.

La goélette tenait le promontoire directement dans sa ligne de mire, face au vent.

Bolitho entendit le canot partir pour le rivage, puis un boulet s’écraser à grand bruit sur l’extrémité de la petite jetée, dans une gerbe d’éclisses et de morceaux de bois. C’était un pur coup de chance car, dans l’obscurité, aucun chef de pièce n’aurait su ajuster son tir avec une telle précision. Mais cela augurait fort mal de la suite, quand il ferait grand jour, si rien n’était fait pour les arrêter.

— Vous monterez à l’abordage, monsieur Herrick, ordonna-t-il, avec la chaloupe et le cotre. Si le vent tient, nous allumerons le feu sur le promontoire comme prévu. La fumée dérivera jusqu’à la goélette, c’est à ce moment que nous porterons notre attaque.

Bolitho songeait à la longue traite que les embarcations devraient couvrir aux avirons. Il s’imagina le fusilier marin blessé sur la colline, devant sa meule d’herbes sèches et de broussailles bourrée de graisse et d’écorces de noix de coco. Avec un peu de chance, les canonniers ennemis penseraient que l’un de leurs projectiles avait allumé un feu à terre. En cas d’échec, les équipages des deux embarcations seraient massacrés avant que de mettre pied sur la goélette.

Un moment plus tard, Fitzmaurice avertit Bolitho :

— Le canot a atteint le rivage, commandant !

Bolitho hocha la tête :

— Embarquez, monsieur Herrick. Mais restez du côté opposé à l’ennemi jusqu’à ce que le feu ait bien pris.

Il commença à faire les cent pas, il marchait sans les voir sur les bragues et les refouloirs. Il fallut une dizaine de minutes pour que l’ordre fût transmis à la balise improvisée.

Le détachement d’abordage s’entassait dans les embarcations, avec force tintinnabulements et cliquetis d’armes entrechoquées.

— Frappez le pavillon sur la drisse, monsieur Fitzmaurice.

Bolitho s’épongea le visage. Il transpirait d’abondance, mais ce n’était pas à cause de la chaleur.

— Le canot est sur le chemin du retour, commandant.

Le message avait été transmis.

— Envoyez le signal, ordonna Bolitho.

Le pavillon se déploya en haut de la drisse ; au même instant, le gros canon de la goélette tonna de nouveau.

Bolitho braqua sa longue-vue sur le promontoire et la pente qui le surplombait. Un toupet de fumée commençait à jaillir, il se détachait des ombres qui s’attardaient à contre-jour ; comme une épaisse souillure dans le ciel clair, la fumée commença à s’étirer sous le vent. Ils avaient imbibé de graisse, de goudron et de déchets divers la meule d’herbes et de joncs secs comme de l’amadou ; ces combustibles dégageaient une fumée intense qui commença à glisser vers l’eau sous la forme d’une épaisse nappe bizarre.

Billy-boy, le fusilier marin blessé, se montrait parfaitement à la hauteur des espoirs mis en lui ; pour parfaire le stratagème, une brève détonation résonna sur la colline. Entendue de la goélette, on pouvait la prendre pour l’explosion d’un magasin à poudre.

— Autorisation de déborder, commandant ? demanda calmement Herrick.

Bolitho regarda derrière lui les deux embarcations le long du bord : leurs équipages l’observaient comme si les matelots qui s’y trouvaient eussent été étrangers au navire. Chacun d’eux avait été choisi avec soin : la fine fleur de l’équipage. Si le pire arrivait, les capacités du Tempest seraient divisées par deux.

Bolitho soutint le regard de Herrick : « Et voilà le meilleur de toute la bande ! » songea-t-il. À nul autre il n’aurait pu confier la responsabilité de cette attaque. Pour mener ce coup de main, il fallait avoir de l’ascendant sur les hommes, et une expérience considérable : Herrick en avait à revendre.

L’instant que Bolitho avait si longtemps redouté, celui de la mort de Herrick, était-il arrivé ? Tôt ou tard, il se présenterait. Pourquoi ici, au bout du monde, dans cet archipel oublié des dieux où l’on avait déjà tant souffert ?

Alors même qu’il agitait ces pensées moroses, il savait que cela pourrait arriver n’importe où.

— Prenez soin de vous, Thomas, dit-il. Gardez vos couleuvrines prêtes à faire feu. Repliez-vous si vous êtes aperçus avant d’en venir au corps à corps.

Herrick retira son habit et son bicorne et les confia à un fusilier marin. Dans les embarcations, nul ne portait d’insignes de rang ou de fonction. C’est ainsi qu’ils en avaient décidé, profitant du répit que leur avait donné la traversée de cinq cents nautiques accomplie par Bolitho dans la même embarcation.

Herrick se retourna pour observer la longue nappe de fumée. Celle-ci avait atteint le récif et déjà la silhouette de la goélette s’estompait. Peut-être songeaient-ils tous deux à la même chose, à tout ce qu’ils avaient accompli en si peu de temps, à tout ce qu’ils avaient rassemblé pour ce feu : le goudron et l’étoupe, la graisse et le lard du village, les écorces de noix de coco et les fibres végétales, un peu de mélasse que le dépensier gardait en réserve pour quelque cas d’urgence, d’autres combustibles encore ; le résultat était spectaculaire.

Ils auraient pu n’utiliser ce dispositif que plus tard, par exemple quand le Narval aurait essayé de forcer l’entrée de la baie ; la fumée aurait pu gêner suffisamment ses artilleurs pour permettre au Tempest de monter à l’abordage au moment où la frégate française aurait franchi le récif. Mais ils avaient compté sans l’attaque imprévue de la goélette. De toute façon, si le vent n’avait pas soufflé dans la bonne direction, le stratagème se serait retourné contre ses initiateurs.

— Dame chance est avec nous, commandant ! dit Herrick.

Puis, avec un signe de la main en direction de la dunette, il descendit dans la grande chaloupe. Les deux embarcations débordèrent immédiatement ; le rythme rapide de la nage montrait le zèle et l’enthousiasme des équipages.

Dans le cotre, le maître principal Jack Miller était accroupi au timon, il portait sa hache d’abordage à la ceinture.

— Dieu lui-même, dit Allday à mi-voix, ne pourra pas grand-chose pour ces enfants de putain si ce colosse leur tombe dessus !

Le trajet jusqu’à la goélette au mouillage allait prendre aux embarcations une bonne demi-heure ; il fallait donc que la nappe de fumée restât aussi épaisse jusqu’au bout. Quant à l’équipage de la goélette, il ne devait se douter de rien.

— Monsieur Borlase, ordonna Bolitho, nous allons ouvrir le feu avec la batterie tribord. Chargez et mettez en batterie, s’il vous plaît.

Borlase le regarda, éberlué ; un tic nerveux lui déclenchait de petits spasmes dans le cou :

— Sur quelle cible, commandant ?

— A tribord de la goélette. Je veux qu’ils voient nos projectiles tomber trop court, cela les confortera dans leur impression de sécurité, et leur confirmera que nous ne cherchons pas à lever l’ancre à la faveur du rideau de fumée.

Quelques minutes plus tard, les pièces de douze tribord commencèrent à faire feu l’une après l’autre, en bordée lente ; les deux fumées s’unirent. La goélette était désormais complètement cachée ; quand Bolitho chercha à suivre du regard les deux canots, il n’aperçut plus que le sillage du second ; leurs coques, comme le promontoire, étaient déjà hors de vue.

Il sortit sa montre. Le soleil était haut à présent, les ombres matinales ne dissimulaient plus le comptoir. Il se demanda un instant ce que faisait Raymond. Et il pensa de nouveau à Viola.

— Un signal de la vigie sur la colline, commandant !

Fitzmaurice avait sa longue-vue à l’œil.

Bolitho s’avança sous les haubans d’artimon et s’abrita les yeux de la main à cause de la réverbération de plus en plus gênante. La puanteur de l’incendie était désagréable sur la dunette ; dans les embarcations, elle devait être suffocante. Bolitho eut une nausée et un bref malaise, il regretta de n’avoir pas pris son petit déjeuner.

Il eut un sursaut de colère rétrospective : maintenant, il était trop tard.

Près du sommet de la colline, il vit l’éclair d’un miroir qui réfléchissait le soleil : il avait appris des soldats américains cette méthode de transmission, une technique fruste mais rapide, qui permettait de communiquer, à condition d’être convenu à l’avance d’un nombre suffisant de signaux simples.

— Voile en vue dans le nord, commandant, annonça Fitzmaurice de sa voix pleine de morgue.

Bolitho fit un signe de la tête. Les acteurs du drame se mettaient en place, mais aucun ne savait son rôle à l’avance. Cette voile était peut-être le Narval, qui avait quitté sa cachette quelque part dans le nord et s’attendait probablement à trouver la goélette en possession de la baie et de ses atterrages.

Bolitho essaya de se souvenir de l’heure qu’indiquait sa montre et d’en déduire la position approximative des deux canots. Combien de temps leur restait-il avant que l’autre navire ne doublât le promontoire ?

Il vint se placer derrière la rambarde de dunette, au-dessus du pont de batterie, pour regarder les pièces de douze que l’on sortait de nouveau par les sabords.

Swift leva la tête vers lui :

— Une deuxième bordée, commandant ?

Bolitho entendit la voix de Lakey :

— On ne voit plus ni la goélette, ni le récif. Dieu du ciel, quelle purée de pois !

Allday se tenait debout, bras croisés, près du passavant ; il regardait les servants oisifs des pièces de dunette. Du coin de l’œil, il vit son commandant vaciller et manquer de tomber. Tout le monde regardait la fumée et les artilleurs.

En trois enjambées, il rejoignit Bolitho :

— Je suis là, commandant. Allons, doucement.

Il scruta le visage de Bolitho qui ruisselait de sueur ; ses yeux étaient à demi fermés, comme sous l’effet d’une horrible souffrance.

— Ne les laisse pas me voir comme ça, haleta Bolitho.

Il déglutit avec difficulté, ses bras et ses jambes grelottaient violemment, comme lors d’une patrouille dans l’Atlantique nord.

— La fièvre ! murmura Allday, épouvanté. Cela ne peut-être que la fièvre. Je vais chercher le chirurgien.

Il vit l’un des matelots qui le regardait et aboya :

— Regarde devant toi et que le diable t’emporte !

Bolitho lui agrippa le bras et se raidit :

— Non ! Je tiendrai. Je n’aurais pu choisir pire moment. Je compte sur toi !

— Mais, commandant… suppliait Allday. Vous allez vous tuer ! Je ne vais pas rester là à me battre les flancs !

Bolitho prit une profonde inspiration et se détacha d’Allday. Entre ses dents, il énonça lentement, en détachant ses mots :

— Fais ce que je te dis !

Il s’obligea à marcher à pas lents jusqu’aux bastingages et les saisit à pleines mains pour tenter de maîtriser ses frissons.

— Dis-leur de continuer le feu, ordonna-t-il.

Le fracas de la canonnade servirait au moins à détourner leur attention du malaise du commandant.

Les détonations de la bordée résonnaient sur l’eau, les boulets plongeaient l’un après l’autre dans la fumée.

— Plaise à Dieu que Thomas réussisse ! dit-il tout haut. Avec si peu d’hommes à bord, impossible de manœuvrer.

Les mots lui échappaient sans qu’il parvînt à les retenir :

— Ce n’est pas une façon de mourir…

Il lâcha les bastingages et revint avec précaution vers le compas :

— Nous ne pourrons que nous faire tuer sur place.

Une silhouette floue passa en hâte avec un seau à munitions. L’homme s’arrêta et se tourna vers lui : c’était Jenner, l’Américain.

— J’ai comme qui dirait pas pu m’empêcher d’entendre c’que vous avez dit, commandant.

La vue de Bolitho était brouillée, il voyait l’homme comme si celui-ci nageait sous l’eau, devant lui :

— Une fois, pendant la guerre, j’ai entendu une histoire : un cap’taine anglais dont l’équipage était si réduit que son sloop avait manqué de faire côte et d’être piqué par les Français. Je me suis laissé dire comme ça que ce cap’taine, c’était vous.

Il fit semblant de ne pas voir les regards menaçants d’Allday et ajouta :

— Même que vous avez fait combattre les blessés, commandant, c’est-y pas vrai ?

Bolitho écarquillait les yeux pour essayer de mieux le voir :

— Je me souviens, c’était à bord du Sparrow.

Pas d’erreur, il perdait la raison : qu’est-ce qu’il lui prenait de radoter ainsi sur son passé ?

— Alors, que je me suis demandé, pourquoi qu’on utiliserait pas les bagnards ?

— Quoi ?

Bolitho fit un pas en avant. Sans le bras musclé d’Allday, il se serait étalé de tout son long.

— Ben voilà, que je me suis dit…

Bolitho lui saisit le poignet :

— Appelle-moi M. Keen !

— Je suis ici, commandant, répondit immédiatement Keen, qui s’inquiétait.

— Descendez immédiatement à terre avec les autres canots. Vous avez travaillé au comptoir, ils vous connaissent mieux que nous autres.

Il s’approcha tout près de lui et scanda avec ferveur :

— Débrouillez-vous, il nous faut des hommes, coûte que coûte, Val.

Il vit les yeux de Keen s’arrondir : le diminutif familier à Viola ; il lui avait échappé.

— Faites de votre mieux.

— Vous êtes souffrant, commandant ! remarqua Keen, inquiet.

La mine sinistre d’Allday confirma le diagnostic :

— Vous avez dû attraper…

— Vous vous mettez en retard, trancha Bolitho en le poussant vers l’échelle. Allez les trouver, dites-leur que j’essaierai d’obtenir leur retour en Angleterre ; mais ne prenez pas d’engagement formel.

Le fracas d’une nouvelle bordée commença à s’égrener lentement ; chaque affût, tour à tour, bondissait en arrière, retenu par ses palans de bragues.

— Suffit ! lança Bolitho en tirant sur son foulard. Cessez le feu. Ecouvillonnez et rechargez.

Il vit le chirurgien debout, juste en face de lui, l’air soucieux :

— Descendez dans votre cabine, commandant, dit-il sèchement. En qualité de chirurgien, il est de mon devoir de…

— Votre devoir est d’être à votre poste de combat, et votre poste de combat est dans le faux pont, répondit Bolitho d’une voix brisée. Allez juste me chercher quelques gouttes d’un remontant qui puisse me soutenir quelques heures encore.

— Cela ne peut que vous tuer ! s’écria Gwyther en haussant les épaules. Vous êtes d’une obstination…

Bolitho marcha sans appui jusqu’au bord au vent et regarda le rivage :

— J’ai tellement froid, Allday. Apporte-moi du cognac et je serai de nouveau d’attaque.

— A vos ordres, commandant ! répondit Allday qui ne savait à quel saint se vouer. Tout de suite, commandant.

Lakey était de quart près de la barre à roue, avec son quartier-maître ; il avait remarqué l’inquiétude de Keen et l’arrivée hâtive du chirurgien. Comme Allday trottait vers la descente, il ouvrit la bouche pour lui demander ce qui se passait : Allday était toujours au courant de tout. Mais il se détourna sans un mot, atterré : il se refusait à croire ce qu’il venait de voir.

— Par tous les diables de l’enfer, monsieur Lakey, sacra ingénument le quartier maître Mackay, qui avait son franc-parler, le patron d’embarcation pleure comme une jouvencelle !

 

— Tenez bon, monsieur Herrick ! Je les entends !

Herrick leva un bras et les avirons emmaillotés s’immobilisèrent au-dessus de l’eau, dégoulinant de chaque côté de la chaloupe. Il espérait que Miller ne les aborderait pas.

On entendait à quelque distance un brouhaha de conversations, et des tintements métalliques. Il avala péniblement sa salive, saisit son sabre et le fit lentement tournoyer au-dessus de sa tête. Ils devaient être à proximité immédiate de la goélette mais la fumée empêchait de rien voir. Quelques minutes plus tôt, ils avaient aperçu ses mâts au-dessus de la nappe de fumée : Herrick avait rendu grâce au ciel que personne n’eût envoyé de vigie en tête de mât.

Les hommes, dans la chaloupe, s’agitaient nerveusement et le regardaient. La fumée leur rougissait les yeux, l’odeur graisseuse de ces combustibles de rebut était épouvantable.

Herrick observa les hommes assis tout près de lui : Grant, chef de pièce adjoint, natif de Canterbury, pas très loin de chez Herrick, Nielsen, un Danois aux cheveux blond filasse qui halait sur le même aviron que Gwynne, la jeune recrue qu’ils avaient reçue de l’Eurotas. Il les connaissait tous, de même que ceux de l’autre embarcation.

Quelque chose de long et de sombre surgit au-dessus de leurs têtes : ils dérivaient sous le long mât de beaupré de la goélette, ils manquèrent de se heurter à son câblot d’ancre.

Il n’y avait pas à hésiter une seconde :

— Envoyez le grappin ! À l’abordage !

Poussé et bousculé par ses hommes, Herrick se fraya un chemin et escalada le plat-bord de l’embarcation ; il vit quelques visages au-dessus de lui. Les voix étouffées se mirent immédiatement à lancer cris et jurons. Plusieurs coups de pistolet résonnèrent, un matelot retomba dans la chaloupe, en entraînant un autre dans sa chute.

Herrick s’assit à cheval sur la lisse et essaya d’y voir à travers la fumée. Il aperçut l’énorme pièce de vingt-quatre et les palans des bragues géantes gréées spécialement en travers du pont étroit. Un homme se rua vers lui en brandissant un sabre d’abordage, mais Herrick para le coup avec la garde de son arme et envoya celle de son adversaire tintinnabuler dans les dalots. Une fois sa deuxième jambe sur le pont, il taillada le visage et le cou de son adversaire sans lui laisser le temps de sortir son pistolet.

Les hommes du Tempest n’avaient pas l’avantage du nombre, mais ils étaient déterminés, et ils avaient l’habitude de ce genre de coup de main ; ils commencèrent à progresser sur le pont, formant une sorte de coin, dos à la cloison ; déjà leurs pieds glissaient sur le sang versé tandis que le combat faisait rage. Le tintement des lames entrechoquées et les cris féroces des hommes qui s’encourageaient à l’assaut couvraient à peine les hurlements de douleur des blessés et les râles des mourants.

Le heurt d’un grappin résonna tout à l’arrière et les hommes de Miller se ruèrent à leur tour à l’abordage par-dessus la lisse de couronnement, jurant et hurlant comme des démons. L’acier sonnait sur l’acier, la haine et la terreur se donnaient libre cours dans une orgie de meurtre. Les hommes basculaient les uns sur les autres, se battaient au poignard, au sabre d’abordage, à la hache ou avec toute arme tranchante ou contondante, avec tout ce qui permettait d’abattre un adversaire.

Herrick, parant un coup de sabre, reconnut le barbu qui avait parlé avec Bolitho sous pavillon de parlementaire ; de près, le géant semblait plus grand encore, mais Herrick en avait assez supporté.

Il n’avait jamais appris les raffinements de l’escrime, contrairement à Prideaux, par exemple, ou à feu le frère de Bolitho, Hugh, dont la réputation était considérable. Herrick était un combattant-né ; il se fiait pour l’emporter à sa force et à sa détermination. Il bloqua le lourd sabre de son adversaire à une quinzaine de centimètres seulement au-dessus de la garde, et le contraignit à ployer le bras en arrière, gardant les deux lames croisées.

— Sale bâtard ! s’écria le barbu. Ta dernière heure est venue !

Herrick aperçut une flaque de sang sur le pont et, de toutes ses forces, retira la poussée de son sabre. Un cruel sourire de triomphe se dessina sur le visage de l’homme dont il avait libéré la lame, puis une peur soudaine : s’avançant d’un pas, il avait glissé, et un instant perdu l’équilibre. Le temps d’un éclair, Herrick revit la scène pathétique à laquelle il avait assisté par le truchement de sa longue-vue : l’officier français terrorisé, égorgé comme un porc, sans cérémonie.

— Non, la tienne !

Il porta un violent coup d’estoc juste au-dessus de la ceinture de l’homme, en diagonale. Celui-ci lâcha son arme et, tandis qu’il s’agrippait des deux mains à sa blessure béante, Herrick l’acheva d’un coup violent sur la nuque.

Des acclamations sauvages jaillirent. Brandissant sa hache de son poing sanglant, Miller hurla :

— On l’a eu, les gars !

C’était fait. Mais les exclamations de triomphe se muèrent en cris de terreur quand le pont fut agité d’un violent soubresaut ; plusieurs hommes basculèrent sur les morts et les blessés.

— Le récif ! cria Herrick. Ils ont tranché le câblot d’ancre !

Un autre choc brutal ; une partie du grand mât s’écrasa en travers du pont, broyant Gwynne sous sa masse ; l’homme tomba, la bouche encore ouverte.

— Repliez-vous, hurla Herrick en faisant tournoyer son sabre. Aux chaloupes !

On entendait l’eau qui s’engouffrait en torrent dans la cale, bousculant matériel et marchandises contre les cloisons. Dans quelques instants, la goélette serait la proie du récif et entraînerait dans son naufrage quiconque aurait l’infortune de rester à bord.

Les matelots dégringolèrent dans leurs embarcations, ils traînaient leurs blessés et lançaient à l’eau les armes des pirates.

Enragés par cette rapide succession de catastrophes, les pirates entreprirent de s’étriper entre eux et de massacrer quelques matelots ; sans doute ceux du Narval, songea Herrick. À chaque vague nouvelle, la goélette s’éventrait plus avant sur le récif.

Pour faire bonne mesure, la couleuvrine de Miller lâcha une décharge de mitraille sur le pont avant de déborder.

— Retour au navire ! hurla Herrick. Suivez le chef de nage !

Le souffle court, il vit un énorme rocher couvert de coquillages jaillir de la surface, presque sous l’étrave de la chaloupe. Il s’attendait au choc, à l’irruption de l’eau dans l’embarcation mais celle-ci s’éloigna à force d’avirons. Il repensa aux hommes qui venaient de tomber. Pauvre Gwynne ! Il s’était porté volontaire mais n’avait guère survécu à son geste. Herrick regarda Nielsen, le jeune Danois dont le visage blême dodelinait sans espoir : il était à l’agonie. Quand il avait laissé tomber son sabre d’abordage, un pirate lui avait allongé une botte ; Nielsen avait empoigné la lame meurtrière des deux mains et avait tenté de s’y accrocher quand son adversaire l’avait vivement retirée, ce qui lui avait tranché les paumes et les doigts.

Grant, le vieux canonnier, eut un sourire las qui découvrit des dents noircies par le jus de chique :

— Mission accomplie, Monsieur. Un de moins…

Il se détourna vers la goélette qui venait de chavirer dans une gerbe d’embruns :

— … et au suivant !

— Oui, à la bonne heure ! répondit Herrick en dévisageant ses hommes l’un après l’autre.

Le fait de partager leur deuil et leur fierté lui donnait un extraordinaire sentiment de solidarité ; songeant à Bolitho, il commença mentalement à préparer son rapport.

Ce n’était qu’un début mais ils avaient prouvé de quoi ils étaient capables.

 

Mutinerie à bord
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